Compte rendu de la conférence Cité Philo avec Christophe Dejours, « Sommes nous condamnés à souffrir au travail ? » à l'auditorium des Beaux-Arts de Lille.
11 novembre 2023
Le travail dénaturé dans nos sociétés capitalistes
D'une activité naturelle et enrichissante à un calvaire mortel
Le réel du travail
La souffrance inévitable dans notre activité
Christophe Dejours, en tant que psychiatre et psychanalyste, souligne cette notion fondamentale qui est « le réel » du travail. Que veut-il dire ? Le réel du travail est cette confrontation à une résistance, à un échec, par rapport à ce que l'on pensait réussir à faire. Le travailleur, en tant normal, fait en sorte d'éviter l'incident dans son métier. Seulement, cela n'est pas toujours évitable, et quand l'incident survient c'est un sentiment pénible qui envahit le travailleur : il a l'impression d'avoir échoué, que le monde refuse de coopérer.
Ce réel crée en l'individu de la souffrance, car un échec est toujours douloureux, insurmontable ou non. Mais la souffrance peut être saine, un guide, un moteur, comme la peur face à un challenge. Alors pourquoi tant de suicides ? Pourquoi tant de dépressions ? Pourquoi tant de burn-out face au moindre échec ? Pourquoi ne pas surmonter cette souffrance pour grandir et avancer ? Peut-être que ce réel du travail est tout simplement devenue la réalité du travail : une activité pénible, remplie de souffrance et qui ne débouche sur rien de bon.
Les travailleurs ne veulent plus ni ne peuvent plus surmonter cette souffrance du réel, car elle révèle l'horreur des conditions de leur activité. Leurs conditions et, surtout, comme le souligne le psychanalyste, « l'organisation du travail ». Tout va mal au travail, car qui y est encore heureux ? Qui veut encore se battre pour évoluer dans sa profession ? Se battre pour quoi, finalement ?
La réelle nature du travail
Le travail naturel, comme une partie de soi oubliée.
Cette déprimante réalité du travail met en avant la dénaturation du travail. Car qu'est-ce que le travail ? Il est toujours question de contraintes : c'est l'activité nécessaire pour vivre. Dans nos sociétés cela signifie gagner de l'argent, mais l'on travaillait déjà, au temps préhistorique, lorsque l'on faisait de la cueillette ; chez les abeilles c'est également du travail le butinage des fleurs ou la construction d'une ruche. Qu'est-ce qui diffère, entre nous et les abeilles ? Ou qu'est-ce qui a changé entre la préhistoire et le XXIème siècle ?
Il y a une différence entre travailler car la vie nous y contraint, mais cela revient simplement à une prolongation de nous-mêmes, et travailler car la société nous y contraint, dans des secteurs d'activité qui l'arrange elle et qui nous éloignent de nous-mêmes. Chacun a la volonté de faire quelque chose. Faire quelque chose en accord avec soi et ses convictions ; faire quelque chose qui nous permet d'être nous. Mais si l'on n'apprend pas à écouter cette partie de nous-mêmes, alors nous sommes simplement privés de nous-mêmes, et d'existence.
Or c'est ce qu'un monde capitaliste a fait. Il ne s'agit plus de faire ce que l'on aime faire, de faire de la qualité pour nous satisfaire et satisfaire les autres, d'être des individus à part entière. Il s'agit de faire du chiffre. « Gouvernance par les nombres », a dit Dejours d'un air grave, et il a malheureusement raison. Il ne s'agit plus, au travail, de transformer la souffrance en plaisir, qui est le schéma de toute évolution vers une meilleure version de soi. Il s'agit de souffrir en silence, dans la peur de ne pas recevoir son salaire à la fin du mois, de ne pas pouvoir se nourrir ; dans la peur de se faire voler la promotion par le collègue ; dans la maladie physique et psychique ; dans le non-bonheur... plongés dans l'absolu absurde de Camus.
Les dangers du travail
L'homme a créé un cadre pour mourir
Les dangers de ce système sont multiples.
La souffrance au travail n'est plus surmontée. Elle est la routine, le quotidien, la condition même pour parler de travail. Comment ça, toi, tu aimes ton travail ? Le travailleur, qui de nature cherche l'équilibre entre la tâche prescrite et ce que, lui, peut y mettre de créatif et de subjectif, se contente désormais d'obéir. En quoi, finalement, est-il impliqué dans ce qu'il fait ? Ce n'est qu'un travail.
Cette extériorité à son travail est notamment due, comme le souligne Marx dans La fable des abeilles, à une division du travail qui, pour certains, est légitime et utile, mais qui, si on y regarde de plus près, est aliénante. Le travailleur ne fait plus qu'une seule tâche de manière répétitive et ne voit pas la finalité ni même vraiment le commencement de ce projet auquel il participe. Cette division le rend extérieur à sa propre activité, comme à des kilomètres d'être concerné. Cela permet aussi à une poignée de personnes d'entretenir une domination qui évolue sans cesse, qui s'intensifie sans cesse, de plus en plus par les machines et les logiciels. En plein dans 1984. En plein dans le déni de reconnaissance théorisé par Axel Honneth.
Et non seulement cela divise le travailleur de son activité, mais cela bloque le processus d'appréciation de soi et peut même mener à la détestation de soi. Surmonter une souffrance c'est se prouver à soi-même que l'on en est capable, c'est donc s'estimer davantage, prendre confiance en soi. Or la souffrance n'est plus surmontée, on se sent moins capables, moins forts, moins biens... haïssables. Mortels.
Ce mal-être se propage, comme un virus. Qu'il soit bon ou mauvais, le travail ne se limite pas à un moment précis de la journée, il trotte dans nos esprits jusqu'au soir, dans notre couple, dans notre lit, il se reflète sur notre visage et nos humeurs. Une réelle souffrance au travail peut ruiner une vie toute entière. C'est pourquoi, Dejours parle de « centralité » du travail.
A cela s'ajoute que, par soucis de faire du chiffre, l'éthique s'envole. C'est ça le progrès ! Grades, réputation, réussite chiffrée. C'est ça, au détriment d'un malade dans un hôpital ou d'un cas judiciaire sensible au tribunal. Il faut faire vite, il faut faire beaucoup. Alors le malade sort de l'hôpital, même s'il ne devrait pas ; le juge passe six minutes sur un dossier qui demanderait six heures. Christophe Dejours parle alors de « souffrance éthique » : le travailleur est confronté à un réel du travail sordide, qui va à l'encontre de tous ses principes, mais il ne le surmonte toujours pas. Il vire le malade de l'hôpital. Il a peur de ne pas avoir sa prime, il a peur d'être renvoyé. Il se trahit, il se dégrade, il se hait, certains jusqu'au suicide.
Pour finir, il faut dire un mot de l'évaluation individualisée de la compétence. Caractéristique de l'organisation générale du travail, si destructrice de notre santé mentale, cette évaluation est, purement et simplement, la préférence du quantitatif au qualitatif. Prenons l'exemple des universités, désormais dirigées par des gestionnaires qui ne connaissent rien à la pédagogie. Il s'agit de pousser à la réussite, de viser la meilleure note, de ne surtout pas s'entraider mais de se concentrer uniquement sur sa note personnelle. Ils veulent mesurer le travail, le chiffrer. Or le travail n'est tout simplement pas mesurable. Non seulement ils rendent chiffres n'importe quoi, mais ils réifient les humains, et ils les isolent. L'homme devient un loup pour l'homme, homo homini lupus. La concurrence, la méfiance, et finalement qu'apprenons-nous ? Que faisons-nous ? Du chiffre, du chiffre, du chiffre, mais aucun savoir, aucun plaisir.
Tel est le travail aujourd'hui, un chiffre.
Un compte à rebours jusqu'à ce qu'un autre craque et se jette du haut du toit.
Combien de temps encore allons nous fermer les yeux sur cette « organisation du travail » que l'humain a sciemment mise en place et qui, sous tous les aspects, est inhumaine ? Quand pourrons-nous, enfin, comme les abeilles, simplement voler jusqu'à la fleur que l'on aura choisi pour faire un miel qui nous permettra de vivre ? Pas parce qu'on nous a dit de le faire, mais parce que c'est comme ça que nous sommes.
Reprendre le contrôle de notre vie et de notre activité
D'individualisme néfaste à l'individualité forte.
Alors que faire ? Que faire, dites-moi ? Se laisser mourir ? Se résigner ? C'est la vie, c'est le monde dans lequel on vit.Mais qui a fait ce monde, cette société ? Elle n'est pas un être métaphysique mystérieux, la société est notre création de tous les jours. Cette situation du monde du travail est notre fait, ou du moins le fait de quelques hommes. Et si nous avons créé cette situation, nous sommes en mesure d'y remédier. Et si ce n'est pas à l'échelle sociétale et mondiale, car ceux qui peuvent changer cela n'en ont pas envie, du moins pas maintenant, l'on peut choisir de ne pas vivre, nous, dans la souffrance.
Nous avons le choix. Le choix de dire merde, le choix de vivre selon nous, uniquement selon nous, quitte à choisir la voie difficile. Mais ne vaut-il mieux pas que ce soit difficile plutôt que pénible jusqu'à la fin de sa vie ? Ne vaut-il mieux pas que la difficulté en vaille la peine, plutôt que l'on souffre pour pas grand chose, pour d'autres, tout compte fait ? Travaillons comme des animaux. Autrement dit, travaillons selon notre cœur, notre instinct, selon nous et pas selon les autres. Travailler comme des humains semble voué au mal-être, alors travaillons comme des animaux, puisque nous persistons dans la division.
Choisissons de redonner au travail sa valeur naturelle : vivre notre vie. Disons merde à la vie toute tracée, à la vie chiffrée, imposée, surveillée, analysée. Est-ce encore une vie de toute façon ? Il est possible d'agir sur sa propre vie et il est possible que cette action, comme des ricochets, parvienne jusqu'à l'esprit d'autrui. Pourquoi vivre devrait être pénible ? Pourquoi travailler, la tâche la plus quotidienne et la plus importante de notre existence, devrait briser notre couple, notre corps et notre santé mentale ?
Je le sais, on ne nous apprend pas à trouver ce qui nous plaît. On nous dit qu'il faut suivre les bonnes notes, faire de grandes études, s'assurer une vie stable. Peu importe que ça nous plaise ou non, c'est facile, ça ne choquera personne, ça c'est sûr. On nous dit de nous ranger, d'obéir, de gagner de l'argent, c'est ça qui fait le bonheur. Depuis quand ?
On nous dit de se mettre une étiquette, de suivre la norme, de trouver une catégorie déjà toute faite. Mais ça ne nous rendra pas forcément heureux. Alors quoi ? On abdique ? Ou on trouve pour quoi l'on veut se battre.
L'humain est un créateur. Je crois en sa capacité à se créer mille étiquettes personnelles, nouvelles, mille catégories dans lesquelles il saute à cloche pied chaque jour, dans lesquelles il se crée mille foyers différents selon ses humeurs changeantes. Je crois en sa capacité à se créer, pour lui seul, les meilleurs conditions d'existence, quitte à tout plaquer pour faire le tour du monde ou aller s'occuper d'un troupeau de moutons en pleine montagne. Je crois en sa capacité à se créer lui-même, s'inspirant de tout ce qui lui semble juste, rejetant tous les virus qu'on lui a greffé dans l'esprit. J'ai envie de croire en l'humain créateur, pas le maître de l'univers, vu ce qu'il en fait, mais maître de lui-même, ce serait bien. Une société créée par d'autres et qui refuse d'entendre nos souffrances et nos revendications n'a pas à nous dicter notre vie, ce n'est pas la sienne.
L'humain a l'âme révolutionnaire, il a l'âme qui crie pour sa liberté. La liberté est-elle atteignable ? Je ne sais pas. Mais je sais qu'on peut s'en rapprocher. On peut choisir de libérer l'esprit et l'activité quotidienne qui le nourrit. On peut choisir de se défaire des chaînes qui nous étouffent : la clef est juste là, il faut avoir le courage de s'en saisir.
Votre tristesse, votre mal-être, votre sentiment de solitude, d'être incompris et même ce sentiment d'être nul dans ce que vous faites, c'est normal. C'est normal. Personne ne vous a donné les moyens de vous sentir bien. Personne ne vous a dit que votre valeur n'avait rien à voir avec ces notes que l'on vous attribuait chaque jour. Personne ne vous a dit qu'en fait vous pouviez faire ce que vous vouliez. Pourtant, si. Vous pouvez vous sentir bien, vous avez une valeur intrinsèque, vous pouvez choisir quelle vie vous désirez mener. Mais la société n'a pas envie de vous le dire, ça ne l'arrange pas. Alors je vous le dis, et il faut que vous répétiez après moi.
Signé : une abeille lunaire.
Merci pour ce commentaire, je vais répondre dans l'ordre de votre augmentation.
Il est vrai, tout d'abord, que tous les travaux n'impactent pas la société directement. Peut être qu'ils n'informent pas notre société. Cependant je pense que chaque emploi (excepté peut être les indépendants, certains artistes, et encore) permet d'exercer un contrôle et une domination sur l'individu. C'est un moyen de s'assurer que la personne est là, qu'elle joue le jeu dy capitalisme en gagnant de l'argent et en subissant le réel du travail. Et vous le dites très bien. Cependant je considère que cela reste un rouage de la société. Nos emplois sont utiles à ceux qui veulent nous dominer.
Ma référence à Marx n'est pas une mobilisations de…
Super conférence, j'aurais aimé y être Pur compléter un point qui n'a pas été abordé, on peut parler de l'inutilité de nos emplois. Une bonne partie de nos travails n'ont pas d'impact réel et/ou positif sur la société, d'autres n'existent que pour réparer les erreurs commis par d'autres, les derniers n'apparaissent que pour contraindre ceux qui ne veulent pas se plier au féroce monde du travail. Je conseille la lecture de "Bullshit Jobs" de David Graeber qui catégorise ces différents emplois inutiles et qui remarque à quel point les individus sont conscients de travailler à rien sans pouvoir l'exprimer. Enfin, pour une réflexion plus générale sur la question de ce travail dénaturé, les opinions marxistes (ou similaires) qui sont exprimées dans cette…