Wes Anderson
Pourquoi allons-nous voir un film ?
Pour son titre accrocheur, bien, pour le nom certifié du réalisateur, d'accord, pour son casting, certes... On ne peut pas s'empêcher d'être superficiels... Combien d'entre nous osent aller voir un film inconnu pour les émotions qu'il va potentiellement nous apporter ? Combien d'entre nous prennent ce risque ? Car c'est tellement plus facile d'aller voir un film dont le nom du réalisateur nous assure de sa qualité... et combien de fois avons-nous été déçu ? Combien de fois le Marvel que tout le monde attendait n'était en réalité que des scènes de combats bien faites sans fond ou un scénario héroïque topique et sans surprise ? Combien de fois de grandes productions ont voulu faire des suites à de grands films et se sont ramassés ? (souvent)
Pour être honnête, j'ai été superficielle sur ce film. En voyant son casting j'ai été séduite, j'étais en confiance. Pour ma défense, je n'ai pas dit qu'on ne devait pas se référer à ce qu'on nous montre et qui est évident, seulement qu'il ne fallait pas s'en contenter ! Bref...Mieux vaut dire de ne pas faire comme moi et d'au moins lire le résumé du film avant de payer pour aller le voir (c'est plus honnête). Je crois que j'aurais été dévastée d'être déçue d'eux, ça aurait été mon dernier risque.
Car quand Bill Murray, fidèle à lui-même, nous ordonne de ne pas pleurer avec un visage sévère, dans une situation absurde et colorée ; que Timothée Chalamet, dans un plan en noir et blanc, regarde dans notre direction, les cheveux en l'air et une cigarette au bec, l'air péniblement adulte ; que Léa Seydoux, les yeux vides, nous contemple ; qu'Owen Wilson parcours une ville de bande dessinée en nous narrant une drôle d'histoire ; et que Benicio Del Toro, les yeux assassins, peint un monde abstrait et coloré depuis son abysse, on ne peut qu'être convaincu.
Et en effet, j'y suis allée convaincue et en suis ressortie ravie. C'est un film qui, au cinéma, nous prend complètement et magnifiquement en otage.
The French Dispatch est ici le nom d'un journal dont Billl Murray interprète le rédacteur en chef, intransigeant et généreux, et dont l'équipe n'est faite que des meilleurs journalistes, et surtout des plus originaux. Le film se découpe en « rubrique », le divisant ainsi en cinq petites histoires, chacune étant rattachée à un thème assez large que pourrait contenir n'importe quel magazine : société, alimentation, politique, arts... Chaque rubrique aura sa propre petite histoire et donc son propre narrateur.
Mais qu'est-ce qui est le plus touchant dans ce film ? Qu'est-ce qui le rend spécial, enivrant, attrayant, marquant ?
Un bon casting peut sauver un mauvais film, mais ne peut en aucun cas le rendre bon. Ici, les acteurs sont la cerise sur le gâteau, l'outil essentiel pour rendre ce scénario quasi-parfait !
Wes Anderson joue tout d'abord l'arc-en-ciel que la modernité met à sa disposition. Wes Anderson joue, il crée, il voyage et nous emmène avec lui. Si les bureaux du journal sont colorés, certaines histoires nous sont présentées en noir et blanc. Pourquoi ? Dans quel but ? Jean Cocteau disait, quand à l'époque le passage à la couleur devenait commun, que l'intérêt des couleurs était le noir qu'on y insérait et qu'il n'userait donc des couleurs qu'avec parcimonie. Dans ce film c'est l'inverse. En nous plongeant dans le noir et blanc Anderson nous surprend avec de soudaines couleurs ! Pour voir les nuances d'un tableau, le bleu d'un regard ou les ombres d'un corps, tant de merveilleuses teintes qu'il nous cachait depuis le début. Le noir sublime l'imaginaire, laisse une place à toutes les possibilités, et face à cet écran géant où des silhouettes courent, s'aiment et se battent nous devinons un univers colorés qui ne nous est révélé que par tranche, que par caprice, que par nécessité. Ainsi, après ces scènes un peu mystiques, cachées derrière l'anonymat du noir et blanc, un plan explose de réalité, mais aussi d'irréel après nous être acclimaté à un monde terne ! Soudain, des yeux d'un bleu vif nous tire deux balles et nous forcent à cligner deux fois des yeux pour comprendre. Mais avant de réaliser, le noir est revenu. Le gris hante les tenues, détruit la peau et grignote les regards. La couleur, dans ce film, est un rêve, une réalité et une vision riche de sens.
Ces couleurs nous stimulent, nous émeuvent, nous surprennent, mais c'est l'originalité du montage qui nous hypnotise. Pris dans ce flot de nuances, immergés par l'ambiance, on est inondés par ces plans, ces scènes descriptives qui s'accumulent à un rythme endiablé ! Les informations s'enchaînent, et pour peu qu'on soit allés voir le film en VO il faudra se remettre à la gym pour réussir à suivre. La caméra est (quasi) toujours fixe, les images sont pressées, les récits denses et créent ainsi de riches histoires qui nous tiennent en haleine du début à la fin. Ce rythme et ce montage sont une charmante signature du réalisateur dont je connais également Fantastic Mister Fox. Si nous n'accrochons pas, cependant, à ce style décalé et peut-être assommant, on risque de trouver le temps long et le montage plus fatigant que stimulant. Même en accrochant on finit par se demander quand la fin arrivera, sans pour autant s'ennuyer, car il faut admettre que la quantité d'évènement est telle qu'on n'en revient pas que cela continue ! Mais pourquoi est-il assommant ? Pourquoi va-t-il si vite ? Pour rendre son humour naturel, sans doute, mais également pour nous abreuver de questions, de morales et d'émotions sans même que nous ne nous en rendions compte. Anderson ne s'arrête pas : il a des choses à raconter, il les dit, il sait où il veut aller, il y va, sans perdre de temps, sans tergiverser. Ainsi les scènes ne s'éternisent pas, comme un journaliste le ferait en sautant une ligne, en mettant un point et en continuant ou bien en décrivant le plus objectivement possible les faits. Les plans se succèdent sans émotions alors que l'histoire en supposait une tonne.
Je saute une ligne, pour ne pas m'éterniser. Car il y a des choses sur lesquelles nous pourrions discuter durant des paragraphes, seulement la vie nous réserve d'autres surprises.
J'en viens donc au récit.
Chaque article a son style, sa ponctuation et son implication. Le journaliste aura un rôle plus ou moins important dans son aventure, tout comme il le racontera plus ou moins complètement. Owen Wilson, sur son vélo de ville, ne nous quitte pourtant que très rarement du regard. Il s'adresse à nous, au « lecteur » pour nous présenter cette ville en long et en large. Ville pour le moins surprenante et... non juste surprenante. Il en va de même pour Tilda Swinton qui ne fait que conter sans s'impliquer plus qu'une fois ou deux. En revanche, l'histoire de Frances McDormand est réellement touchante. Amante de Timothée Chalamet lors de manifestations étudiantes dont il est porte-parole, l'objectivité se fait floue, les sentiments évoluent, la franchise qui les unit fait doucement sourire, et derrière ces deux caractères puissants une affection sincère se dessine. Journaliste aigrie et solitaire, la dame se fait âgée, tandis que lui ne fait que commencer. Il me semblait voir quelques images de The Reader en parallèle de cette rubrique politique. La femme mûre, l'homme à instruire. L'innocence d'une relation réconfortante. La peine d'une séparation inévitable. Mais la talentueuse journaliste saupoudre son texte, bien qu'étant vif et saccadé de courtes phrases, par la douceur des détails sensoriels qui lui reviennent en mémoire. L'odeur qu'il sentait sur elle, notamment, et qui semble finalement être tout ce qui l'enlacera dorénavant. Le fait de la voir, finalement, dos à nous, croquant une tartine grillé un coup, fumant une cigarette la fois d'après, tapant à sa machine d'une manière robotique ce souvenir amoureux, seule avec son rédacteur en chef, cela est saisissant.
Pour l'aborder quand même sans écrire un roman non plus (j'essaye), je ne peux pas ne pas parler de l'avant-dernière rubrique : alimentation. Le journaliste témoigne ici d'une expérience ahurissante, improbable, absurde et alléchante, un temps, mais je veux revenir, comme mon brave Bill Murray, sur la partie la plus importante de l'article. Le grand cuisinier dont on vente ici les exploits est un chef qui manipule et connaît toutes les saveurs à la perfection, qui a passé sa vie à les travailler et qui sait maintenant non seulement satisfaire mais surprendre n'importe quel client. Ce grand cuisiner, qui au péril de sa vie sauva un enfant de brigands en mangeant lui-même un poison qu'il avait mis dans sa nourriture (ce serait très long à expliquer, allez voir le film) se confie au journaliste : certes il vient de frôler la mort, mais il vient également de goûter une saveur nouvelle, chose dont il n'avait pas eu la chance depuis bien longtemps.
Et ça, en effet, c'est ce qu'il y a de plus important dans cet article dont le grotesque use autant qu'il régale.
Ainsi, même riche d'une vie, l'esprit rempli d'expériences, de saveurs, et muni du plaisir d'en jouer, on peut malgré tout trouver un goût mortel à se faire du mal pour combler un vide. Pour combler une frustration. Pour combler un ennui qui nous murmure que nous disparaissons avec l'envie.
Car entre cet humour subtil et délicieux que nous offre ici cette jolie équipe se cache des sujets et des débats intéressants, voire même moraux. Des questions infinies, pout tout le monde différentes peut-être, mais souvent fondatrices du tableau de notre existence. Tout le talent, la renommée et le succès valent-ils la découverte ? La vie est-ce apprendre en permanence ? Jusqu'où doit-on aller pour se surprendre ? A quoi sert l'art ? Est-il constamment rentable ? L'amour remet-il tout en question ? Ecrire est-ce être seul ?
Quel est le rôle de The French Dispatch ? Wes Anderson réussit à nous divertir grâce à un décalage irréel, des personnages improbables ou des effets vintages, tout comme il nous instruit, car comme toute œuvre c'est un miroir de la société, mais aussi une prouesse technique admirable ! Nous rions, compatissons ou nous interrogeons. Car ce film arrive aussi à nous interroger. Par une phrase seulement tout notre cerveau cherche pourquoi ? Comment ? Et c'est un régal d'assister à cela. Son rôle c'est d'être vecteur mais aussi source d'inspiration. Il présente, il propose, il suppose et il dénonce tout un monde, tout un domaine, tellement d'êtres.
Signé : une abeille lunaire.
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