J'écris ces lignes immédiatement après avoir vu ce film, car il y a des émotions qui ne peuvent pas attendre. Des émotions qu'il faut exprimer instantanément, sinon elles se perdent ou s'estompent. Et j'ai peut-être trop peur d'être devenue « folle », moi aussi.
Mais l'émotion que m'a procuré ce film est toute particulière.
Et elle va en crescendo, un crescendo absolument saisissant.
Les autres :
Le film commence par nous présenter la hâte d'Anne, incarnée par Olivia Colman. Cette dernière avance d'un pas rapide on ne sait où, le visage inquiet, et très vite la curiosité de savoir quel tracas la ronge nous prend. C'est l'automne, les feuilles des arbres jaunissent et tombent. Le cadre est fixe mais changeant, bref, agité.
Lorsque je suis enfin entrée dans l'appartement avec elle je n'ai pas su que jamais plu je n'en ressortirai. J'y suis maintenant bloquée, avec elle et son père. Et comme elle j'étais triste, comme elle j'étais démunie, comme elle j'étais bouleversée par cet homme, Anthony Hopkins, grossier, entêté et faux qui lui faisait face. Dès son apparition, la musique cesse. Dès qu'ils se regardent, le silence règne, la colère gronde. Anne a les yeux qui brillent, sans cesse, d'une tristesse qui est omniprésente dans ce lieu clos absolument effroyable.
Dès les premières minutes du film, des évidences nous marquent : Anthony a besoin de quelqu'un pour s'occuper de lui mais fait fuir toutes les aides soignantes que sa fille lui trouve, il se croit en parfait état et parfaitement capable de se débrouiller seul, et enfin Anne, sa fille, doit l'aimer passionnément pour endurer un caractère, des regards et des mots si violents. C'est comme un jeu, une course poursuite : lui tourne le dos à la caméra, à sa fille, à la vérité, elle s'apitoie, reste statique, désemparée.
Anthony se révèle d'abord comme vulgaire et désagréable, Anne comme l'enfant déchirée de voir son père minimiser voir nier sa maladie.
Des plans fixes présentent l'appartement. Chargé mais désert.
Un drôle de sentiment nous prend. Un mélange d'empathie, de curiosité et de peur.
Peur, peur, peur, peur de tous ces personnages... qui du point de vue qu'on nous imposera par la suite ne seront plus personnes. Car l'identité s'envole en même temps que les visages.
Anthony :
Dès l'entrée en matière terminée, la caméra ne semble plus que suivre le vieil homme. Il est seul et on le sait incapable de s'occuper de lui-même. A chaque bruit, à chaque mot, à chaque regard décontenancé, la peur se renforce. Chaque interaction est la première. Chaque redit est le premier. Chaque incompréhension fait un peu plus mal. Dès l'instant où de ses yeux nous voyons ce lieu familier, tout devient étrange, plus rien n'a de sens. On perd nos repères, on perd non pas nos souvenirs mais notre raison, notre logique, notre lucidité, notre temporalité. Où est passée notre montre ?
Un jour semble durer toujours.
Notre cocon se transforme en cauchemar.
Nos proches deviennent des démons.
Et cette musique qui ne s'arrête jamais...
Anthony m'apparaît, après avoir vu et éprouvé ce film, plus seul que grossier. Il n'est pas méchant, seulement conscient que personne ne peut l'aider. Il n'est pas entêté, il est seulement perdu et terrifié. Qui ne le serait pas ? Personne, au fond, n'aime la solitude.
Sa réalité perd de son sens, la confiance qu'il accorde à ses amours se dissipe au fur et à mesure qu'ils se contredisent, ses forces s'épuisent à mesure qu'il essaie de comprendre. Et les nôtres aussi. Nos seuls points de repères, ceux à qui l'on pensait pouvoir accordé notre confiance compte tenu de sa maladie, changent sans cesse de visages. Quelle est cette macabre mise en scène destinée à nous faire perdre la tête ? Quel rôle jouons-nous dans cette danse étourdissante ? Plus il se bat, plus on s'affaiblit. Plus il prend conscience, plus on doute. Plus il se souvient plus on comprend l'ampleur des démons...
Nous :
Car il nous a rendu fous.
Ce qu'on pensait comprendre depuis le début, du point de vue des autres, s'effacent dans ses yeux épuisés. Les personnages que l'on pensait avoir repéré et auxquels on s'accrochait pour rattacher sa folie à une réalité, tous ces personnages n'étaient rien que des mirages. Des mirages ? Ou juste confondus, mélangés dans son imaginaire. Le seul lieu que l'on voit reste désert, mais il bouge, il se transforme, il évolue alors que le personnage tourne en rond. Les choses changent autour de lui, mais personne ne semble véritablement présents lorsque cela se passe. Quel passage était réel ? Quand cela se déroulait véritablement ? Moi-même je l'ignore. Mes suppositions ne sont basées que sur ce à quoi un homme fatigué se rattachait, alors que valent-elles ? Anthony, au fur et à mesure du film, sombre dans des abysses au fond desquelles il nous entraîne. Et c'est légitime, car comme lui, dans cette folie, nous ne voulons pas être seul. Nous voulons un réconfort, une étreinte, un baiser, une valeur... sûre.
Pourtant tout le monde part.
Pourtant tout le monde sourit.
Pourtant tout le monde entretient l'espoir.
Mais l'espoir de quoi ? Comment tout pourrait aller bien si tout ne fait que s'empirer ? Comment tout pourrait s'arranger si ce qui est censé nous guérir ne fait que nous rappeler que tout cloche en nous ? Il est l'heure de prendre ses médicaments. Car tout le monde sauf nous sait ce qu'il se passe. Mais tout le monde est démoniaque de ne rien nous en dire, comme si cela était évident !
Et peu importe la couleur des murs, les personnes qui nous caressent le dos ou les draps dans lesquels on se couche, l'Enfer reste le même, surtout lorsqu'il prend son siège au fin fond de notre âme.
Retour à la réalité :
Woaw.
C'est un film qui vaut un woaw ! Tout est magnifiquement bien pensé. Le décor est rustique et rassurant, alors lorsqu'il est modifié on s'inquiète. Les personnages sont attachants, alors lorsqu'ils disparaissent on s'inquiète. Le cadre est toujours sur quelqu'un, alors lorsqu'on ne nous montre personne on s'inquiète. La lumière est toujours allumée, alors lorsque le noir grignote nos écrans on s'inquiète. Presque tous les plans sont fixes, alors lorsqu'ils bougent au rythme des corps on panique. Et lorsque l'immobilité revient on maudit l'écran de ne pas nous en montrer davantage, de ne pas être plus grand pour nous révéler ce qui se cache de l'autre côté ! Tout est ordonné dans un film, alors lorsque les acteurs se répètent, déraillent, oublient, se contredisent ou l'agressent... on vrille nous aussi.
Anthony Hopkins est un acteur en or massif, alors le voir jouer un homme si persécuté et incompris est véritablement bouleversant. Il arrive à nous faire ressentir ce qu'un vieil homme malade pourrait ressentir (et en tant que jeune femme normalement en bonne santé, je peux vous dire que c'est une gifle). Il arrive à nous mettre le doute, à nous attendrir, à nous effrayer, à nous couper le souffle, à nous attirer, et quel acteur peut revendiquer cela ?
Bien sûr, tous les autres acteurs sont merveilleux. Car lorsqu'Anthony semble nous libérer de son fardeau, on va pleurer avec sa fille qui est en train de perdre son père, on va s'offusquer avec cet amant délaissé qui croit perdre son amante, on va admirer ces femmes volontaires pour aider quelqu'un qui refuse, ou ne se rend pas compte, de cette aide... Toutes ces vies, interprétées et entremêlées dans ce film, sont exceptionnelles.
J'ai dit une émotion ? Je voulais dire une infinité.
The Father est une pépite, je le dis sur le vif mais je le redirai dans une semaine, un an ou dix ans s'il le faut, si je ne suis pas folle, si je n'ai pas rêvé.
Mais je ne pense pas que j'aurais pu rêver d'un problème que je n'avais jamais vécu. Par contre maintenant c'est tout comme... Et j'ai peur de rester seule ce soir.
Si vous avez la curiosité de vous mettre dans la peau de quelqu'un d'autre, juste le temps d'un film, pour comprendre le tiraillement que cela peut-être de perdre ses repères, ou simplement si vous avez envie de regarder un très bon film, touchant et bien fait, alors allez le voir.
Gifle garantie.
Signé : une abeille lunaire.
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