ou l'Art de boire du café
noir
noir
toujours noir
essence noire, croit-on
Mais le grain amer a la couleur de la terre, un marron foncé, chaleureux, profond, un marron calme comme celui d'un tronc d'arbre en montagne, et douc comme le regard d'un éléphant sauvage. Quelque chose en ce grain a cette sagesse et cette tranquilité qui n'appartient qu'à cet animal. Exotique, majestueux, il ne paie pas de mine mais il est riche, ce grain ; innocence essence, c'est par la main de l'homme qu'il trouve un devenir souvent... moins gratifiant. Connoté, destiné.
Ce grain puissant devient liquide, quasiment noir, et aimé des mal aimés, aimé de ses semblables. Une boisson dont on ne voit pas le fond. On en oublie l'essence nuancée : la couleur de la nuit efface tout et l'amertume fait fuir les mauvaises langues.
Mauvaises ou seulement terrifiés de ce qui ne se laisse pas dompter, de ce qui ne cherche pas à être aimé. Si étrange. Il ne cherche pas à renier sa nature amère qui inspire les pessimistes, il ne se cache pas de ce qu'il est devenu, il est tel qu'il est... Après tout, l'homme a déjà changé sa forme, il ne changera pas son fond.
L'on ne peut tout contrôler, et ça a de quoi nous enrager.
L'on ne peut changer son fond, car il est coriace mais aussi parce que cette essence tenace c'est ce que certains Palais aiment. On parle d'Eux comme des créatifs déprimés, d'esclaves aveuglés, de parents surmenés... Comme si l'unique condition requise pour boire ce breuvage était l'épuisement mortifère, ou bien un esprit trop proche des Enfers.
Finalement, on résumé le café à la boisson des tristes, des désespérés et des paumés, car on se positionne face au buveur, on caricature celui qui boit sans même le connaître ou chercher plus loin que les stéréotypes, cela pour définir non pas l'individu mais le breuvage. C'est absurde. On ne se positionne pas face au liquide, ni ne portons aucun intérêt face à la manière de le boire.
Or c'est là que tout se joue.
En réalité, qui boit du café ? Peu importe, cela pourrait être n'importe qui. Car il n'y a pas qu'un seul café, et il n'y a pas qu'une seule façon de le voir, donc chaque âme le verra et l'aimera à sa façon, et sera libre de l'aimer ou non.
• on dit qu'il réveille, qu'il tient éveillé, et cet aspect on l'a banalisé, stigmatisé, limité. Le café est réduit à une boisson qui excite. "C'est ce que l'on boit pour affronter une longue journée" Seulement ? Seulement pour travailler plus ? Ça c'est ce qu'on en dit. Mais, après tout, le café ne fait que tenir éveillé, c'est nous qui l'associons aux tâches désagréables. Mais pourquoi être plus éveillés ? À nous de choisir, normalement.
De plus, il réveille l'esprit, certes, il le rend plus tenace, momentanément, certes, pour être actifs plus longtemps ou plus vite, d'accord d'accord... Mais si l'éveil était plus complexe qu'une réaction chimique ? S'il était plus sensible ? Si l'éveil était pluriel ? Qu'est ce qui est stimulé, tout compte fait ?
Le cerveau est stimulé, mais avant lui nos sens. Et finalement, lequel des deux nous rend le plus vivants ? Lequel des deux nous donne envie de réitérer ? Un cerveau drogué pour être plus productifs ? Ou la stimulation de nos sens les plus primaires afin de nous rendre sensibles et poétiques ? Comme l'amplification de ce qui nous fascine et nous guide.
Le goût atypique et l'odeur enlaçante titillant les narines, pique, attire, la gorge, la langue, le palais, comme un baiser indécent, comme l'exploration de notre interieur par une saveur marquée, la prise en otage du visage, et les frissons de cette rencontre remontent au cerveau dont jaillit un seul mot, Source de multiples inspirations lyriques : plaisir.
Finalement, le café garde notre sensibilité éveillée. Éveil des sens. Et par ce biais il nous aide à nous sentir vivants, à nous sentir présents. On sent, on ressent, et c'est d'une beauté méconnue, banalisée, alors que ce sentiment simple est facilement provoqué par la plaisir de manger, lui même étouffé et oublié.
Réduire le café à un outil de travail et un complice d'une torture capitaliste et patriarcale, c'est détruire toute la beauté et la philosophie que peut nous apporter ce breuvage sacré.
•quelle beauté dans cette épaisse couleur, ce démon amer comme saveur ? me demandera-t-on.
Sans compter toute la grâce du grain naturel sur laquelle je ne reviens pas, le liquide qu'il devient n'est pas démuni d'élégance : depuis quand l'obscurité, la profondeur, le noir éternel (que l'on croit éternel et sans nuances aucunes) n'ont pas leur part de poésie, de somptuosité et d'espoir ?
Même lisse et calme, sans de réels mouvements, sans vie sûrement, cette sombre couleur appelle l'imagination. Comme on rêve les yeux plantés dans la nuit, le regard s'enfonce dans la noirceur magnifique du café. Comme le poète chante la peine avec des mots dorés, l'obscurité a sa dose de créativité. Et si... S'il y avait un art de souffrir ? Une beauté, une chance dans nos périodes de noirceurs ? Le noir et la souffrance inspirent, ils renforcent, ils questionnent. "Es tu sûr?", " Noir à jamais, ou un peu de miel et de lait?"
Et le vide.
La tasse de café vide, ou presque.
Beauté simple, encore, des dessins aléatoires que créent les résidus. Le marre de café... Commes les grains de beauté de cette tasse tiédie; comme des constellations noires dans un ciel de papier; comme de petites lunes, des petites planètes... Du grain à la tasse vide, l'on trouve de la beauté. Jusqu'à la présence immatérielle du liquide... N'y a-t-il pas une beauté dans la danse érotique de sa fumée ? Poétisons, embellissons, romantisons toute la vie. Puis dans son odeur ensorcellante qui nous câline des narines à la gorge, jusqu'au coeur, jusqu'à l'âme? Cette odeur, et ce goût, ne marquent-ils pas, de leur intensité et de leur singularité, des moments lumineux, des souvenirs au fond de nous ? Le café peut être Madeleine, et qu'y a-t-il de plus beau que la conservation des moments heureux, leur ancrage dans le corps et l'esprit ?
On se souvient toujours d'un café partagé.
•et pourquoi certains cafés nous restent en mémoire ? Car le café évolue en même temps que nous, avec nous. Il accompagne qui nous sommes en plus de ponctuer des moments sacrés, seuls ou avec nos proches, traditionnels ou ponctuels.
Il n'est pas que ce "triste liquide noir et amer", du moins pas éternellement.
Comme nous ne seront pas déprimés, dépressifs et vides éternellement.
Être déprimés... Soit l'on a faim soit pas du tout. Le café est là, il n'est pas plaisant. Il fume comme notre coeur qui brûle.
Être complexés... L'assiette se fait plus verte, puis incontrôlée, pulsionnelle. Le café sera noir, comme notre vision de la nourriture sera limitée.
Être dépressifs... La vie et sa métaphore, le café, ce puit noir et opaque, nous coulent.
Seuls et tristes, vidés d'espoir et de joie, on boit le café noir. En fait, il n'y a que deux types de buveurs de café pur : celui qui souffre de ce qu'il est, qui voit la vie comme étant amère, qui comble la faim, le vide, le temps, le corps ; et celui qui sait voir et qui aime la noirceur, crue, qui sait son potentiel et qui, pour le révéler, ne boit pas qu'elle.
L'art de souffrir, l'art de la noirceur peut s'enseigner grâce à l'art de boire du café.
Comme la vie n'est pas que calme et douceurs, mais aussi peines et difficultés, le café n'a du sens que si on le voit sous tous ses aspects : un puit sans fond et sans lumière dans lequel on se laisse mourir, ou au contraire, une dépression, certes, mais dans laquelle on verse quelques cuillères de lait et d'espoir. Cela jusqu'à ce que le noir s'adoucisse, jusqu'à un beige souriant, tout câlin, tout plein d'une joie d'enfant.
Mais ce ne sera jamais un blanc.
L'amertume révèle la douceur.
Un café noir avec une part de flan vanille
un carreau de chocolat
un cheesecake
son sourire
et la douceur n'en sera que meilleure.
Jamais de blancs sans noirs.
Jamais bloqués dans un seul pour l'éternité...
si on sait quoi y verser.
Signé : une abeille lunaire.
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