D'Héloïse Pelloquet
Comment sortir du vide noir
Où l'on nage éperdument
À la recherche d'une lueur blanche
À laquelle croire ?
Jamais les yeux bleus de Cécile de France ne m'ont faite frissonner à ce point, jamais ils n'ont à ce point percé mon coeur de leur étincelante vitalité. Comme une passante inconnue qui croise notre regard et laisse en nous la trace indélébile de son étrange existence.
Et c'est ce qu'elle est ici, la passagère, la passante, la vagabonde, l'errante, l'éphémère. Paradoxal quand on sait qu'elle vit sur cette petite île avec son mari depuis 19 ans, entourée d'amis, comblée d'un amour complice et investie dans son travail : marin pêcheur. Mais son âme a-t-elle envie d'y demeurer ? Se rend-elle compte qu'elle n'est pas faite pour la stabilité ? Que personne ne l'est ? Il ne semble pas.
Chiara a tout bâti ici, sa vie toute entière, son mariage, sa personne... pourquoi partir ? Elle ne part pas, mais ce monde confortable qui est le sien devient oppressant de "normalité" : si elle s'est accordée à cette île et à ses habitants, la moindre fausse note pourrait ruiner le morceau.
Ce film raconte le défi d'une vie : s'établir, aimer la routine et le régulier, mais voir s'incruster ici le désir, la curiosité, l'appel de l'aventure et du renouvellement. L'appel de l'étranger, de la nouveauté, du risque.
Un jeune homme, Maxence, avec qui ce large écran (auparavant destiné aux paysages des westerns!) se centre sur des portraits sensuels, vivants, vrais; un jeune homme débarque, comme apprentis marin pêcheur. Gros plans. Un écran géant et, sur ce dernier, des visages intrigués, essoufflés, fascinés. L'héritage de Hitchcock, mais lui voulait montrer la peur, en immense, ici la réalisatrice, Héloïse Pelloquet, nous montre la naissance du désir, le tiraillement de l'esprit, reflété dans ces yeux bleus et ce jeune visage d'un blanc immaculé.
Le film est un ensemble de toiles, chaque pause, si l'on avait l'audace de mettre en pause, pourrait être une photographie, une peinture, d'une scène de vie, d'une scène d'amour, d'un paysage plein d'échos, d'une mer agitée. Les couleurs sont d'une beauté fascinante, la gestion du temps, le choix des plans, la musique, les silences, les jeux de regards, d'expressions, de réactions... Tout pour nous hâper, nous faire sourire, nous chatouiller les yeux, tout pour que les 1h40 de film soient un plaisir sans creux, une curiosité et un esprit satisfaits, tout pour être une oeuvre qui touche.
Certes, le scénario n'a, en soi, rien de nouveau. Ce n'est pas négatif ! C'est là un topos, un schéma classique qui l'est devenu car il marche... S'il est bien traité.
L'amour impossible, la quête de soi par le voyage, l'aventure inattendue, la catastrophe zombi... Voici d'autres topos. Bien traités ils sont excellents (Roméo + Juliette, Candide, Brazil...) mais si on a recourt à la facilité, en revanche, ce ne seront que des images vides. Ici, c'est classique: la vie paisible soudain bousculée par l'arrivée d'une personne qui fait naître le désir. L'amour de deux personnes, le dilemme entre deux vies... Le brio, c'est que ce schème n'est justement pas sans saveurs. On sait que Maxence est d'emblée attiré par Chiara, on sait donc qu'elle n'y restera pas indifférente (magie du scénario!), que s'éveillera, entre eux deux, un petit quelque chose qui fait sourire et briller les yeux, on sait que leurs auras voudront s'étreindre. Là n'est pas l'enjeu, le topos nest pas l'enjeu : c'est là la finesse de l'oeuvre.
Nous pourrions même voir plusieurs topos en sous-jacent (amour rendu impossible par la différence d'âge, découverte de soi par l'amour et le voyage, la fin ou l'eclosion d'un monde)... Et une oeuvre réussie pourrait être définie comme l'appropriation intelligente et originale des codes, des règles, des maîtrises. C'est ce que l'on voit ici justement ! Images ingénieuses, longueur et enchaînements pertinents, acteurs sensibles, topos subtiles, La passagère est une oeuvre tout en finesse, en douceur, en érotisme et en beauté, qui arrive jusqu'au spectateur et qui, lui, face à ce grand écran, est épris, tendu, souriant, ému, intrigué, en empathie.
Un film sur l'effleurement des lèvres gourmandes, les caresses des regards, l'érotisme d'un t-shirt qui baille, l'ébullition d'un esprit, d'une vie ; et ces tendresses éradiquent les préjugés qui écarquilleraient les yeux face à une femme de 45 ans qui est attirée par un garçon d'une vingtaine d'années, comme ils furent éradiqués face à la passion poétique d'un seul été du jeune Timothée Chalamet dans Call me by your name.
Ce film est une beauté, je vous le dis tant qu'il est sur grand écran, encore, pour que vous alliez vous faire aspirer par ce tableau mouvant ; pour que vous aussi vous voyiez que le vide noir, sans début ni fin, où l'on nage sans savoir pourquoi, avec l'impression d'un plaisir à cause de l'habitude, peut se transformer en une mer lumineuse qui mène bien à l'épanouissement de soi même, juste soi.
Signé : une abeille lunaire
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