Dziga Vertov
Une toile, une peinture, nous parle par mille couleurs, mille formes, mille références sociétales ou artistiques. Mais c'est purement visuel. Un tableau statique où se cache mille et une significations.
Un roman s'exprime par des mots. Des mots arrangés, des mots lâchés. Des mots parfois crachés parfois médités. Des figures de style discrètes dans une prose gourmande, ou la spontanéité au centre d'un calligramme structuré.
Au Théâtre, ce sont les corps, la voix et les décors. Les mots qui avaient touchés notre âme doivent maintenant venir faire frissonner nos corps. Les acteurs crient, pleurent, courent, s'imprègnent jusqu'à la plus petite virgule de ce script mystérieux, chacun trouvant sa façon de l'interpréter et de nous le faire ressentir.
L'opéra, c'est un rythme, des sons, des notes harmonieuses, des talents en coopération. C'est l'émotion par l'écoute. C'est la description de l'air, la couleur d'une ambiance, le chant d'un souvenir, l'image de nos sentiments.
Là où le cinéma nous arnaque, c'est qu'il mélange, le moyen d'expression de tous ces arts. Le cinéma joue avec les corps, avec les mots, avec les couleurs et aussi avec le rythme. Le cinéma exploite tous ces moyens à la perfection pour nous happer, nous hypnotiser, nous aliéner, nous anesthésier. Du moins... telle est la vision que nous avons du cinéma contemporain, et certes. Mais là où Vertov avait vu juste, c'est que le cinéma a lui aussi un moyen de s'exprimer qui lui est propre. Contrairement aux autres, sa spécificité est le « mouvement ». Ainsi, l'enchaînement d'images et leurs associations réfléchies, vraiment, le montage minutieux qu'on en fait, veut dire quelque chose. Il n'a pas besoin, fondamentalement, de mots, de couleurs, d'acteurs ou de musique.
C'est ainsi que se présente, donc, L'homme à la caméra, ce film de Dziga Vertov réalisé en 1929, comme étant sans acteurs, sans scénario et sans intertitres. A l'époque où les films étaient encore muets et en noirs et blanc, loin encore de « l'art des effets spéciaux », voire de la « saturation des effets » que nous connaissons maintenant, qu'avait-il à nous offrir ? Qu'est-ce que ce petit film soviétique pouvait bien avoir comme intérêt, s'il n'y avait aucune histoire à raconter ? A défaut d'histoire, Vertov nous offre un discours sublime sur l'illusion entretenue de ce qu'est la vie, de ce qu'est la société, de ce que nous sommes. Ou alors un éloge des machines ? Est-ce un témoignage inconscient de l'essor des régimes totalitaires de cette époque ? Chaque œil aura son avis sur le film, personnellement... voici ce que j'en ai pensé.
Le réalisateur ne passe pas par quatre chemins. Comme Eisenstein, le montage est explicite, clair, précis et réfléchi : il veut dire quelque chose. Les formes ont un sens. Et malgré cette explicité, personne dans la salle n'a compris la même chose. Personne n'a eu la même interprétation, car l'absence de texte, de paroles, nous laisse libre d'associer ceux que nous voulons. Il nous impose l'analyse, la subjectivité, les associations d'idées. Et, pour ma part, ce ciné-œil représentait une terrifiante leçon de vie.
Tout commence par une salle vide, une salle de cinéma. Très vite elle se remplit, foule attirée par la magie que l'endroit promet, et le film débute. Sur la ville endormie. Une femme, dont on aperçoit la peau lisse, dort dans un lit défait, sous le soleil matinal. Des plans précis sur des partis de son corps, à demi dénudé, sont sensuels et doux. A l'inverse, on voit plusieurs personnes dormir dehors. Les rues sont désertes, silencieuses, la ville est endormie. Suit à cela le plan d'un homme, penché au-dessus des rails pour en écouter les vibrations, et au loin un train qui arrive à toute vitesse sur lui. Deux plans de ces deux sujets isolés nous les présentent et nous mettent dans ce contexte de risque insouciant, de danger en approche, mais l'homme ne bouge pas tandis que le train fonce. Une astuce de montage, et la mort nous est suggérée. Le cœur sursaute, même sans rien voir, mais l'esprit a tout perçu. Après ce choc, après la mort, le monde se réveille, comme pour sortir de ce cauchemar, comme pour fuir les ténèbres.
La femme que nous contemplions précédemment s'apprête. Elle sort de son lit, s'habille et se maquille. Les oiseaux s'envolent. Les mendiants se redressent. Les tramways, les bus et les usines s'activent, la foule s'étoffe. Comme une fourmilière nous vadrouillons, autour des machines nous affluons. Les fleurs accueillent le soleil, les voitures se décapotent, les sourires semblent régner sur la société, amicale et productive.
Productive.
Très vite, la puissance de ses associations d'images s'attaque à l'industrie. En parallèle à nos machines et aux mains qui répètent leurs programmes autour d'elle, Vertov pose là l'industrie du cinéma. Ce septième art rempli de surprise, cet art de faire paraître comme réel ce qu'il y a de plus irréel au monde. Cette machinerie de l'illusion. Ces rêves et ces contes qu'on nous offre et que nous oublions n'être que des projections de lumière. Le cinéma. La fabrique de l'irréel mise en parallèle avec nos usines ? Et tout s'éclaire. Le ciné-œil critique, il crie depuis son objectif : « ouvrez les yeux sur le fait que nous ne fassions que les fermer »
Notre société fait tout ce qu'elle peut pour nous bercer d'illusions, pour nous faire oublier la réalité : la mort. Or... la vie n'a d'intérêt que parce qu'on finit par mourir. Le bonheur peut-il être atteint en tournant le dos à ce qui nous terrifie, à ce qui nous déplaît, à ce qui nous tracasse ? « Le bonheur n'est pas toujours confortable, vouloir être confortable c'est se priver d'une dimension essentielle de l'existence. » a dit le philosophe Fabrice Midal. Ainsi, l'une des beautés du film de Vertov est également l'authenticité avec laquelle il nous montre, à côté de tous ces sourires, de toutes ces joies, de toutes ces belles images, la peine du divorce, la souffrance mortelle du deuil, la douleur insupportable du soldat blessé, la détresse des plus appauvris. La beauté du film, c'est aussi ces scènes terribles, ces plans fixes sur la tristesse qui nous ronge, la déception qui fait trembler nos mains. La vie, n'est-ce pas pareil ? A force de nous convaincre d'une réalité parfaite, ne finissons-nous pas par être forcément rattrapés par nos peurs et ainsi plus brutalement atteints psychologiquement ?
La vie n'est pas lisse, elle n'est pas calme, ce n'est pas un verre d'eau transparent et limpide.
C'est un fleuve, un torrent, une rivière : parfois c'est dur et c'est trop précipité, parfois ça nous emporte et ça nous perd dans les profondeurs. Mais le courant finit toujours par se calmer, et en remontant à la surface, la beauté du monde pourra peut-être même nous aveugler. Tout le défi est là : n'oublions pas que le risque de retomber dans les abysses ne disparaîtra jamais réellement. Et qu'il est parfois nécessaire. Car l'air que l'on respire en haut n'en est, ainsi, que meilleur.
Ce film m'a happée.
Dans son silence, dans son rythme saccadé et rapide sur les images, il m'a plongée dans une réflexion intense sur les illusions que nous devrions perdre, ces illusions quotidiennes. Et malgré ce montage, malgré ces associations, ses images restent réelles et représentatives. Les personnes, dans la salle de cinéma, se sont-elles reconnues ? Qu'ont-elles comprises, elles ? Que ce soit la montée du fascisme, l'éloge de la modernité ou l'entretient dangereux d'illusions, le ciné-œil le verra, les artistes seront là pour nous le dire, pour nous prévenir... du risque. Et peut-être que ce que l'on comprend est propre à chacun, peut-être comprenons-nous seulement ce que nous voulons comprendre ? Peut-être cela met-t-il en avant les sujets qui nous touchent ou les réalités que nous avons du mal à accepter? Peut-être, ce film, peut-il à la fois être un témoignage, à la fois une thérapie, à la fois un message d'espoir? Et s'il était autant de significations que d'Hommes sur Terre ?
Nous verrons bien.
Mais pour cela, il va falloir aller le voir. Soyez curieux.
Avec plaisir,
Signé : une abeille lunaire.
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