On court. Sans cesse, partout, à une vitesse étourdissante.
Pour aller où ? La plupart d'entre nous n'en savent rien, pris dans cette spirale infernale, cette course improbable, cet artifice étonnamment inhumain. On court. Les yeux rivés au sol, l'esprit en veille, à la poursuite de l'éphémère insatisfaisant ou de l'illusion grotesque du bonheur. Comme si nous savions le capturer, le promettre, le vendre ou le prétendre si aisément derrière n'importe quelle vitrine joliment décorée. On court, naïvement.
On court en ignorant.
On court pour prétendre oublier. Plus on court, plus on s'essouffle, plus on s'aveugle, plus on s'affaiblit. Car tout humain courant ainsi, sans relâche, sans but, encouragé à s'épuiser pour être soi-disant récompensé, finit un jour par s'effondrer. Il tombe. Une fois, deux fois. Peu importe l'intervalle entre les chutes, si la course ne ralentit pas, la chute suivante est déjà programmée. D'abord des bleus, des éraflures, mais la douleur petit à petit s'étend, s'aggrave ou s'ancre comme un souvenir dans la chair mutilée.
Qu'on se relève c'est une chose, qu'on reparte comme on est arrivé c'en est une autre.
Courir, courir... pour l'argent, l'idéal vendu, parfois pour le savoir qui s'accumule et se bouscule dans nos crânes bousillés, et après ? Jamais nous ne courons pour la santé, le plaisir, l'expérience ou pour la simple satisfaction de sentir que l'on peu courir. A courir idiotement pour ces faux buts, on s'use, on s'oublie et on perd plus qu'on ne le pense.
A quoi bon ? Autant ne pas courir du tout... Là est le risque.
A force de courir comme des forcenés, nos chutes s'accumulent forcément. Et si changer nos rythmes permettait, tout compte fait, de parcourir plus de distance en un laps de temps plus court ? Ensuite, à quoi bon arriver si c'est pour recevoir son prix le corps fracassé ? De quoi profiterions-nous sans notre santé ?
Le travail bâclé ne vaut rien, celui réalisé avec volonté paie, le pain et l'égo.
Puis, l'idéal de quoi ? D'une vie de famille ? D'un emploi de bureau ? De l'indépendance ? Du corps parfait ? Du bonheur ? Mais selon qui ? En admettant que l'idéal et la perfection soient plus que des notions irréalisables, elles n'en restent pas moins subjectives. On comprend donc le « A quoi bon ? » déprimé... Mais comment déterminer notre idéal et notre définition de la perfection si ce n'est en s'arrêtant. Plus encore : en observant, nous et le monde, en vivant calmement pour évaluer nos plaisirs et nos pensées afin, enfin, d'y trouver un sens, un équilibre. Se rendre compte du monde dans lequel l'on vit, et cela est impossible si nous ne faisons que nous précipiter...
Mais nous courons, nous ne faisons toujours que courir.
Avide de papier, de paillettes, pour certains de connaissances. Pourquoi ? Comment ? Où ? Connaissances pour se faire accepter ou pour satisfaire une saine curiosité ? Ces curieux insatiables sont adorables, mais se retournent très peu leurs questions. Nous avons le temps. Le temps d'apprendre, d'expérimenter, de découvrir, de vivre. Mais non. Ce doit être maintenant, instantanément et en abondance. Car on a peur de n'être jamais assez, peur de n'avoir jamais assez, peur de ne pas être à la hauteur, peur d'oublier.
Eduqués à courir, mais surtout à être le meilleur /à cela plus qu'à être soi/, sans jamais nous dire que plus le temps passe, plus le corps faiblit, plus la curiosité en nous grandit et plus la course est exigeante. Sans jamais nous dire que, parfois, pour tenir ce rythme, nous devons nous arrêter, nous autoriser la distraction, du corps et de l'esprit, et entretenir l'existence d'expériences stimulantes autres que des connaissances numériques, factices, rapportées, déjà étudiées, datées, imposées, se voulant objectives ou jugées principales. Alors on oublie la subjectivité, subjectivité en laquelle toute vérité se trouve.
Courir lasse. Mais courir... c'est ce que nous pensons devoir faire.
Pour être bien, pour être raisonnable, pour être inclut et reconnut.
Courir aux connaissances, à l'argent, aux idéaux... sans se demander pourquoi. Sans s'interroger sur la nature de notre but et sur sa valeur. Mais aussi, malheureusement, sans s'interroger sur la valeur du coureur.
Hyper-actifs. Hyper-sensibles. Hyper-consommateurs. Hyper-pressés. Hyper-stressés. Hyper-rigides. Hyper-nerveux. Hyper-informés. Hyper-terrifiés. Hyper-paranos. Hyper-attentifs. Hyper-contrôlés. Hyper-réactifs. Hyper-impatients. Hyper-pointilleux. Hyper-individualistes. Hyper-société d'Hyper-connectés.
Résultat de la course : société de l'excès, de l'oubli de soi. Des caprices et de la mauvaise foi. Des révolutions comme des soumissions. Des évolutions autant que des stagnations.
On apprend qu'être « bien » s'acquiert par le travail et en souriant, souvent. On dit peu d'accepter et de reconnaître les maux pour en ressortir renforcés et mieux informés. On apprend à prétendre, peu à être honnêtes. De ce fait, on demande sans s'intéresser, on prétend aller bien sans réellement savoir, on ignore si notre course est si agréable que cela, si un « hyper » ne se cache pas derrière ce comportement neutre et dit raisonnable. Et donc le déséquilibre, du corps et de l'esprit.
On apprend que l'argent rend heureux, car il achète tout ce que l'on peut désirer. D'où cette course effrénée. Alors nous nous saignons pour cette paperasse, cette richesse métaphorique, pour ensuite l'échanger contre vêtements, bouffe, bibelots ; pour oublier la pauvreté, la criminalité, les famines, les génocides ; pour oublier ce voyeurisme social et l'ignorance personnelle ; pour tourner le dos à cet hier épuisant et à ce lendemain triste et insensé.
On court vers la consommation et la connaissance objective pour oublier ce rythme destructeur, l'âme délaissée et ce monde ensanglanté.
Alors rien ne change.
Les sociétés continuent de fourmiller, celles dont les chemins des courses divergent et s'affrontent, les exclus meurent, seuls, les autres meurent, vides.
Mais c'est un cercle dont on constitue nos vies sans penser qu'il serait judicieux de les vivre un jour.
C'est un cercle avec lequel on se bat sans imaginer que l'on pourrait exister sans, hors.
Pourtant si, on peut vivre sans courir tête baissée, et on vit mieux en respirant pleinement.
/woaw insane/
Oui, notre société est hyper. Elle sur-informe, parfois sous ou mal-informe derrière cette abondance ; elle sur-propose ce qui ne nous est pas forcément bénéfique et tourne le dos au sain qui n'est plus rentable ; elle sur et sous-interprète ce que doit être le travail, l'individu et le bonheur.
Oui, mais nous sommes la société.
Nous sommes les consommateurs, nous sommes les receveurs, les interprètes, les sujets, les cobayes de ce processus. Nous la constituons et la supportons. Avant tout nous en souffrons, malgré le mensonge hyper-communiqué que le bonheur se trouverait au sein des produits que nous possédons. Mais posséder est insuffisant, supporter c'est survivre, avoir c'est juste être là. Nous on veut vivre, on veut exister, on veut comprendre, on veut être ! On veut ressentir les choses, pas les posséder. Non ? Mais nous ne pouvons être heureux sans prendre en compte que nous sommes bien plus qu'un corps avide, bien plus qu'une machine remarquable, bien plus qu'une bonne mémoire scolaire. Tellement plus.
Comment ressentir la moindre joie dans un corps sans pensées ? Comment être un curieux rassasié si on ne nous répond jamais à propos de nous, de la vie, du monde, de l'art, de la philosophie ? Nous sommes tous insatisfaits, curieux frustrés dans le fond, car on ne nous a jamais dit que toutes les réponses, toute la nourriture spirituelle et l'équilibre de l'existence devait se trouver seul.
Nourrir le corps et l'esprit, là commence l'équilibre. A la plus simple des évidences.
Nourrir en Savoir, en énergie, en repos, en plaisirs, en découvertes, en Relations, en Beauté. Nourrir, stimuler.
Comment survivre dans un monde au bord de la destruction, surpeuplé par la misère et la cruauté, où pour tenir on doit produire machinalement et consommer sans réfléchir ? Comment tenir si on oublie les sources, la simplicité, le présent et l'intuition ? Comment supporter l'existence si on nous l'offre en une surdose ?
Il faut ralentir et se retourner, derrière nous nous avons laissé la Vérité.
Revenons aux sources. Aux sources naturelles : la beauté des fleurs, accomplies ou encore embourgeonnées ; des eaux paisibles et révoltées ; des arbres, frêles et colorés, ou massifs et équilibrés ; des cieux imparfaits, timides, fâchés ou créatifs ; des rayons lumineux perçants n'importe quels nuages pour venir réchauffer nos murs blancs.
Mais aussi aux sources historiques : la beauté d'un repas de famille ; d'une maison pleine de souvenirs ; d'un sourire de son frère ; des bisous piquants d'un père ; de la force d'une sœur ; de l'étreinte d'une mère ou des récits de nos grands-parents.
Et de là, la beauté adviendra comme une évidence, comme la plus belle des simplicités, dans le quotidien : dans une soirée cocooning ou une réunion d'amis intimes ; dans une promenade en ville ; dans une lecture illuminée ; dans un film construit pour nous ; dans une pause gourmande ; dans le rayon de soleil sur nos meubles boisés ou dans l'éclat de la lune au milieu des rêves ; dans les plis de nos draps et ces instants douillets au creux de leurs bras ; dans la contemplation des couleurs orchestrées ; dans l'écoute d'une musique, mais aussi dans la vitalité, la faim, les capacités de perceptions ; les opportunités sociales, les chances culturelles ; la présence, ici et maintenant, vivants et conscients, au sein d'un monde perfectible.
La beauté du présent, donc de la simplicité.
La beauté offerte par la chance, car la vie permet, mais la société autorise.
N'oublions pas l'art, qui ne cesse de nous inviter à nous délecter du Beau. Se nourrir d'art : d'un film d'Hitchcock ou d'un Star Wars ; d'une lecture classique ou fantastique ; d'un tableau de la Renaissance ou d'une abstraction moderne ; des vitraux réfléchissants aux bandes-dessinées féministes de notre temps ; des pyramides, improbables et toujours surprenantes, aux cathédrâles, délicates et élancées ; de l'élégance d'une cuillère aux gravures d'une armoire ; du cuivre d'un saxophone à l'agencement des notes, l'homme est capable de merveilles indescriptibles tant leurs beautés nous aident à vivre.
Et que faisons nous du Beau ? Qu'en faire ? De l'art, de la joie, de l'espoir. Et comment apprendre à repérer ces beautés simples ? Comment et quand l'inclure dans notre emploi du temps ? Comment s'autoriser à relever la tête ? Comment se délecter de ce qui semble être sans importance ?
Par deux moyens. D'abord : à force de. En faisant, en cherchant, en voulant voir, en se le disant, à force de faire, de répéter, non seulement l'inconscient l'enregistre comme vérité – donc cela rend la méthode délicate à manier -, mais ce qui était difficile à voir devient surtout une belle évidence, nourricière et réconfortante.
Il faut apprendre à voir, comme nous avons appris à marcher. Sinon, lorsque nous nous arrêtons de courir, nous ne voyons rien. Rien, ou que du terne, que de l'hypocrisie, que des misères camouflées, qu'un monde insensé dont on ne veut pas. Et surtout, on ne verrait rien d'intéressant à l'arrivée, et on arrêterait non seulement de courir mais aussi d'avancer. Or tout est toujours en mouvement, et c'est l'immobilité qui détruit petit à petit. L'immobilité et l'excès de mouvements. D'où la notion d'équilibre. Cours si tu veux, mais en sachant où tu vas et qui tu es pour vouloir aller là bas.
Ensuite, il faut rarement se méfier, et encore moins mettre en sourdine, l'intuition. Car à travers elle le corps s'exprime au même titre que l'esprit. Ainsi, on sait qu'il faut manger, dormir ou bouger, mais aussi quoi manger pour décompresser, rester au lit toute la journée, où sortir et qui voir. Les envies sont saines. Proches du besoin, elles traduisent quel a été notre rythme et ce dont on a besoin pour pouvoir récupérer et poursuivre. On ne peut se satisfaire uniquement des besoins primaires, car non seulement ils seraient nécessaires même sans l'hyper-société, mais en plus ils sont loin de suffire pour nous stimuler l'esprit. D'où ces envies de lire, d'écrire, de regarder un film, de voir quelqu'un, simplement de faire plaisir au corps en même temps qu'à l'esprit, en mangeant une part de flan ou en dormant entre deux sessions de travail.
Ne surtout pas sous-estimer les envies, salvatrices aussi bien pour le corps que pour l'esprit.
L'équilibre n'est pas une idéal, ce n'est pas qu'une notion ou qu'une idée idéaliste. C'est la balancement constant de la vie et de la mort, de l'immobilité et du mouvement, de l'esprit et du corps, de la réflexion et de l'action. Tout est équilibre, et courir tête baissée vers l'inconnu n'est pas équilibré.
Courir ne permet ni la contemplation, ni la diversité des découvertes, ni la tranquilité nécessaire, donc absolument pas l'épanouissement spirituel.
Ne soyons pas victimes de l'acédie, que ce soit en s'épuisant d'une hyper-activité ou en s'effaçant dans une intense indifférence. Partons du principe que nous n'avons qu'une vie pour en vivre une belle, une utile et avec le moins de regrets possibles. A ce titre je recommande le livre d'Alexandra Puppinck Bortoli, Le mal à l'âme : l'acédie, de la mélancolie à la joie, plein de bon sens, d'évidences décevantes, d'explications et de solutions.
Signé : une abeille lunaire.
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