« Tu es trop maigre »
« Tu es trop grosse »
« Tu es trop grande »
« Tu es trop petite »
« Tu es trop laide »
« Tu es trop bête »
« Tu es trop belle »
« Tu es trop musclée »
« Tu es trop intelligente »
« Tu es trop forte »
« Tu es trop faible »
« Tu es de trop »
« Tu es en trop »
« Tu es trop »
« trop », toujours « trop », parce que jamais « assez ».
En règle général, rien n'est jamais assez bien. Et comme partout et comme toujours, ce sont surtout les femmes qui sont empêchées d'être « assez » par des remarques comme celles ci-dessus. Les hommes s'en prennent aussi, et je ne le néglige pas. Eux aussi ont leurs complexes et leurs injonctions. Mais, contrairement aux femmes, eux ils jouent un rôle principal dans « l'illusion d'être en trop » qu'elles ressentent quotidiennement.
Comme s'il y avait une perfection équilibrée à atteindre.
Comme si elles prenaient trop de place, et que leur perfection était la discrétion.
Amère plaisanterie.
Tout d'abord, il ne faut pas oublier que dire de quelque chose qu'il est « trop » quelque chose n'est pas une remarque positive. Même si on le dit dans le but de l'être, inconsciemment c'est attribué une imperfection, un défaut. Surtout pour les femmes. Dire qu'une femme est « trop » quelque chose, c'est dire qu'elle prend beaucoup de place, qu'on la voit beaucoup, qu'elle est trop là. Elle a tant pris l'habitude, au cours de notre histoire, de devoir être discrète, que dès qu'elle se trouve un peu dans la lumière et qu'on le lui fait remarquer, elle ne se sent pas à sa place. Pas à l'aise. Pire, elle se sent de trop, comme volant la place d'un autre plus légitime qu'elle - d'un homme. Les femmes ont été amenées à se sentir de trop, partout, tout le temps, dans chaque phrase qu'elles prononcent et dans chaque geste qu'elles font, car on les a trop longtemps assignées à l'invisibilité et au mutisme.
Ça fait tout drôle, aujourd'hui, d'enfin pouvoir crier. Et on n'ose pas toujours.
Ça fait tout drôle de pouvoir avoir une place... mais qui nous apprend à la prendre ?
L'idéal de perfection, qui je le rappelle varie comme changent les saisons, est ancré en chacune de nous, en chacune de nos mères et de nos grands-mères qui nous ont élevées. Dès lors, comment échapper au sentiment d'être de trop si notre éducation même le suppose ? On doit apprendre à être douce, maternante, à l'écoute, surtout pas violente ou trop agitée. Calme, à sa place. Le petit garçon ne reçoit pas les mêmes remarques. Il n'est pas « trop agité », « trop bruyant », non il sera plutôt « fort », « assuré », « avec un bon caractère ». En fait, lui on ne le restreint pas. La petite fille, dès le début, est elle étouffée dans une attitude jugée respectable. On lui apprend à n'être jamais trop.
Non seulement cela, mais même si l'on voulait apprendre à notre fille à être forte et digne de prendre sa place, que pourrions-nous y faire ? Nous vivons dans un monde d'hommes, un monde où l'on est obligé de dire à sa fille « couvre toi », « change de tenue », « cache toi », « fais toi discrète », car personne ne dit à l'homme « retiens toi », « arrête d'être trop con ».
Même les femmes entre elles entretiennent l'illusion d'une parfaite discrétion. A travers le poids par exemple. Il semble normal pour une majorité d'entre nous de ne pas devoirs peser trop lourd, de ne pas être trop large, de ne pas être trop musclée, de ne pas être trop maigre, parce qu'on nous a dit et incrusté dans l'esprit que cela était « laid ». Ah bon ?
Si je voulais m'attarder sur ces inepties, je demanderais : qu'est-ce que le beau ? Qu'est-ce que le laid ?
Et j'ajouterais que pour avoir connu un sous-poids sur le long terme, autrement dit un état permanent d'invisibilité, de discrétion, d'effacement de moi, de mort, je ne me suis jamais sentie aussi vivante que ces derniers temps, grâce une prise de poids, une prise de muscle, un gain de place, de vitalité et de joie. Du « je prends peu de place et j'en meurs » au « je prends ma place, ma vie, et je la vis ».
Certains parleront d'IMC (indice de masse corporelle), et ils diront qu'il y a donc bien une norme pour les corps, une surveillance à effectuer, un contrôle pour rester en bonne santé. Non, non et non. L'IMC est un indicateur, mais il n'est calculé que selon la taille et le poids. C'est un indice, pas une preuve. Ce qui est de la morphologie, l'âge, la génétique, les maladies ou autre n'est pas pris en compte. De plus, on peut être dit « en surpoids » sans être pour autant en mauvaise santé, tout comme certains sont dits en état de « maigreur » alors que tout va bien dans leur corps. Mais en lisant que l'on est trop ou pas assez, on va essayer de se rectifier. Pure connerie. Ne vous affamez pas pour qu'un site vous valide. Ne faites pas ça. Et ne vous gavez pas non plus. Personne ne connaît mon corps mieux que moi. Je le sens, je le vis, je l'habite, s'il y a un problème on agira, sinon je le laisse être.
Le corps ne peut pas avoir une norme, une règle commune à tous, une moyenne, car il est par nature absolument singulier.
Aujourd'hui, 20 ans, en bonne santé, plus souriante que je ne l'aie été, un poids qui me correspond en cet instant t, trop pour certains, pas assez pour d'autres, je me sens forte, parfois belle, en tout cas je me sens vivante, ce qui n'était pas le cas avant. Mais oui, je prends plus de place. Mes cuisses s'étalent quand je m'assois, mon ventre fait des bourrelets, il gonfle au fil de la journée, mes bras se sont élargis, mes fesses se sont arrondies, mon menton a peut-être un petit-frère... Et voilà. C'est comme ça. J'ai un corps. Il a sa place, il a le droit de l'avoir. Non seulement je dois l'accepter mais je dois le revendiquer. C'est un acte féministe, quand on y pense. Il faut arrêter de vouloir l'effacer, le réduire, l'oublier. Il n'est pas en trop, il est nous. Le réduire c'est faire l'apologie de la mort, et c'est un peu dommage.
Le problème, en soi, n'est pas d'accepter son corps. C'en est un, mais c'en est un autre.
Le problème c'est que je peux faire tous les efforts que je veux, je peux l'aimer ou simplement le respecter aussi sincèrement que je le veux, en sortant dans la rue je verrai toujours « plus mince », je verrai toujours, alors, « plus belle », je verrai toujours « plus féminine », parce qu'on m'a appris à me valoriser et à me mesurer en me comparant à plus parfait que moi ; et on me dira toujours « tu as pris du poids », pour certains trop, pour d'autres pas assez... et moi ?
Et moi ?
Quand est-ce que je me questionne ?
Ai-je atteint mon équilibre ? Ma perfection ? C'est-à-dire les seuls qui comptent.
Le problème c'est que, quoi que l'on fasse, quoi que l'on soit, on se prendra une remarque. Neutre peut-être, mais par son existence même elle n'est plus si neutre. Pourquoi faire remarquer à quelqu'un qu'il est trop maigre ? Ou trop gros ? Ou que la fille qui va à la salle est trop musclée ? Etablissons une règle (ou plusieurs) : réfléchir avant de parler ; si l'on peut dire « trop » dans ce que l'on va dire, ou même si l'on s'apprête à le dire, on s'abstient, ce sera tout aussi bien et même mieux ; réfléchir à son propre équilibre, pas à celui des autres... car qu'est-ce qu'on en a à faire ?
Pour caractériser quelqu'un, lui faire un compliment ou pour s'inquiéter de sa santé, on n'a pas à dire qu'il est « trop ». C'est un mot nocif qui ne veut rien dire.
On a le droit d'exister.
Femmes et hommes, on a le droit d'être pleinement sans avoir à devoir se comparer, se mesurer, se tordre la tête et le corps pour rentrer dans des cases minuscules qui disent à quoi l'on doit ressembler. Bordel, redonnons à la vie ses couleurs.
Signé : une abeille lunaire
Nice 😌
Chère Y, je découvre par la tortuosité d'Internet et la volonté des IA de messagerie votre ruche à idées. J'ai bien reçu votre colis, miel délicieux à un moment compliqué de ma vie. J'ai vu The Son, et il me transperce encore plusieurs jours après. L'aîné montre aux parents ce qu'ils croient être. Et il y a aussi Clerambault de Romain Rolland. Le fils dit au père qui refuse de l'entendre. Ici vous évoquez le corps, objet formaté, normé. J'écris sur le corps qui prend le pouvoir sur le cerveau. Vous pointez du doigt un mot en excès dans la langue française... vous m'inspirez encore une grande admiration. Mes amitiés à A. P.