Le soleil brille, les jeunes feuilles, à la cime des arbres, le réfléchissent. Même mes tâches de rousseur sortent pour l'occasion. J'ai mis un débardeur un peu lâche et une jupe longue, pour que la brise s'y engouffre et caresse ma peau laiteuse. C'est le printemps.
Je déambule sur le sentier de ce parc où se réfugient les regards amoureux et les rires joueurs des enfants. Sur la douce pelouse, des familles s'installent pour un pique-nique, le premier de l'année. Lorsque je traverse une ombre, je couvre mes épaules avec mon châle vert pâle et lève mon regard : depuis le dessous des arbres le soleil n'éblouit plus, il scintille comme s'il n'était qu'un reflet dans une rivière ou une pierre précieuse dans la neige. Sur les bancs, les gens s'embrassent, posent une main sur une cuisse, un genoux, une main sur une main, et rien qu'à les voir ma poitrine frissonne. Mes tétons durcissent, je veux croire que cela est dû à l'étreinte du vent printanier.
Les enfants courent, les parents regardent, avec un sourire apaisé, certains font la sieste, d'autres se prêtent aux jeux enfantins ; les couples se promènent main dans la main, loins du monde, en sécurité dans le leur ; et moi j'avance seule, à un rythme décousu, sur ce chemin imparfait et poussiéreux menant au kiosque. J'ai les bras croisés sur mes côtes et mes seins, légèrement crispés, mon regard absent me fait oublier la temporalité. Mais je sais que, comme toujours, je suis en avance. J'essaie d'identifier le chant des oiseaux, mais leur symphonie me fait tourner l'esprit. Ma longue jupe danse dans l'air lorsque, étourdie, je perds légèrement l'équilibre.
« un café allongé, s'il-vous-plaît.
-sur place ? à emporter ?
-sur place c'est parfait. merci.
-voilà pour vous.
-merci. »
Assise, ma contemplation reprend, revigorée par la sensualité de cette fumée se posant subrepticement et partiellement sur ma gorge, mon cou et mes lèvres avant d'arriver, désirée, à mon nez gourmand. Depuis ma petite table en ferraille blanche, je peux voir une grande partie du parc, l'une de ses entrées et un bout du chemin emprunté par les promeneurs, les joggeurs et les égarés. J'ai choisis cette place spécifiquement pour cela. Lui, il devrait arriver depuis cette entrée. Si je le vois avant qu'il ne m'aborde, je devrai faire semblant de n'avoir rien vu, pour éviter un temps embarrassant.
Je goûte le café, me délecte de la chaleur s'emparant de mon intérieur, et souffle un air réchauffé dans l'atmosphère fraîche, sous l'ombre d'un grand chêne.
Depuis combien de temps ne nous sommes-nous pas vus ? Combien d'années passées sans une parole, un message, un signe ? Je ne sais plus. Mais, désormais, il veut me voir, il veut me parler, peut-être veut-il me toucher, comme le printemps, m'enlacer aussi fort que le gèle de l'hiver et m'embrasser avec l'extrême chaleur estivale. S'il saute la saison où mon être tombe et pourrit, peut-être pourrions-nous, nous aussi, refaire le monde...
Alors que mon regard se noie dans le brun du café brûlant, naviguant entre le biscuit, le sucre, la cuillère, la soucoupe, des pensées et encore le liquide fumant, mon intuition sait, soudainement, qu'il approche.
Mon corps se crispe, sur mes avant-bras je vois des frissons se former, mon souffle discrètement se dérègle. Je ne l'ai pas encore vu, et pourtant il m'a déjà toute entière. Je tripote ma tasse blanche, la porte à mes lèvres, comme si de rien n'était, redresse ma posture et détourne le regard vers les nappes de pique-nique, éparpillée dans l'herbe. Je régule ma respiration et mon cœur... je ne dois pas m'oublier dans le processus.
« madame, cette place est-elle libre ? »
Je sursaute malgré moi, souris, me lève pour lui faire face et lui tape mollement l'épaule.
« arrête tes bêtises. ça me fait plaisir de te voir.
-tout le plaisir est pour moi... »
Sur ma joue il inscrit un doux baiser, un pétale de rose. Je m'assieds, secrètement bouleversée, il dépose ses affaires et file nous chercher à manger avec un sourire que je n'ai jamais oublié. « comme d'habitude », s'en souvient-il ? 13h11, mon âme se chamboule. Et si... ? Il place devant moi une assiette d'oeufs brouillés avec deux toasts, supplément miel, et mon cœur se gonfle d'amour. Lui, évidemment, a choisi ses œufs au plat, supplément sirop d'érable. Notre scène, son sourire, nos yeux aspirés par ceux de l'autre, le monde s'effondre et il n'y a plus que nous, de nouveau. Je veux lui effleurer la main, les mollets, lui sourire bêtement, lui raconter ma vie et l'entendre parler de lui et de ce qu'il aime. Mais... mais comme mon intuition l'a senti venir, elle sait, je sais, que rien n'a véritablement changé.
Il me charme, il est charmant, il me fait rire et il m'écoute longuement, avec bienveillance et intérêt. Mais autour de lui plane encore une aura de mystères, des silences et des secrets qu'il m'empêche d'approcher, qu'il s'empêche d'aborder, et que si j'ose frôler lui font perdre charme et douceur. Aujourd'hui, sous la lumière printanière et l'odeur des jeunes fleurs, du café chaud et des toasts grillés, comme la dernière fois, il y a longtemps, nos mots et nos sentiments ne font que glisser à la surface du vrai, créant en moi une frustration viscérale et une tristesse automnale. L'être mystérieux qu'il crée et entretient nous séparera, nous brisera, encore.
Alors, aujourd'hui, croquant sans faim dans ma tartine et sans espoir que le miel n'apaise quoi que ce soit, je sais, déjà, dans mes tripes et dans mon âme, que je vais quitter ce parc seule, en sécurité et en larmes.
Signé : une abeille lunaire
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